L'ange
di
Sharon Deslignères

L'orage menace. La nuit tombe brutalement, enveloppant tout d'une chape noire.
Cathy suit son papa sur l'étroit trottoir longeant la départementale qui traverse de bout en bout cette petite ville rurale du Centre.
Ils se hâtent: de sombres nuages gorgés d'eau vont crever d'une minute à l'autre.
Le pére marche vite. La petite a du mal à suivre, avec ses menues jambes d'enfant de bientôt six ans. Et la distance qui la sépare de son pére s'allonge inexorablement.- Papa! Papa!
Mais l'homme n'entend pas. D'autant plus qu'un vent fort s'est levé, sifflant aux oreilles de Robert, qui gagne du terrain, oublieux de sa fìlle, car plongé dans ses préoccupations de joumalier aux lendemains précaires... Les petites guiboles de la fillette tricotent tant qu'elles peuvent. Peu à peu la silhouette de son papa s'amenuise et finit par disparaître. Des tornades d'eau se déversent dans une inquietante obscurité illuminée par des éclairs fulgurants révélant de terrifiants fantômes.
Soudain une forme - réelle celle-ei - se dresse devant elle.
- Papa! Papa!
Mais c'est une voix inconnue qui perce le grondement de la tempete:- Qu'esl-ce que tu fais toute seule dans les rues à cette heure, petite fille?
Le fillette s'est arrêtée, interdite. La question posée la perturbe, manifestement: - Suis avec mon papa!
- Avec ton papa! Où il est ton papa? Je vois pas de papa ici!
Désemparée, tiraillée entre l'interdiction formelle édictée par les loìs paternelles, de parler à des étrangers, et la peur de ne pas retrouver son papa, la petite choisit un moyen terme, pointant son minuscule doigt vers la route là-devant, là où se trouve un no man's land obscur et mystérieux qui a englouti son papa.
-On irait plus vite si je te portais sur mon dos. Tu sais je suis champion de course.
La petite hésite. Mais elle est sûre que toute seule elle ne retrouvera pas son papa. Elle obéit donc au gentil monsieur. Celui-ci installe la fillette sur ses épaules.
Ce «coursier» improvisé fonce. Au détour d'un virage ils avisent le hayon ouvert d’unc voiture arrêtée. Aussitót l'auto démarre sur les chapeaux de roues.
Un peu plus tard, à la gendarmerie, l'homme assis au bureau de reception se rend compte que la porte d'entrée vient de s'ouvrir, mais ne voit personne entrer. Il pense que ça doit être un courant d'air, étant donné le temps de chien qu'il fait dehors. C'est alors qu'il aperçoit une toute putite fille, trempée jusqu'à l'os, l'air d'un chiot mouillé,
- Ben! Qu'esl-ce que tu fais là, toi? Et où sont tes parents?
- Mon papa, il est parti sans moi!
-Il est parti sans toi, ton papa? Et ta maman, alors?
- J'ai pas de maman! Elle est dans le ciel, avec les anges, ma maman!
La petite s'arrête un instant et jette un regard vers la fenêtre, vers la nuit emplie du déchaînement de l'orage. Elle réfléchit que ça ne doit pas être si bien que ça de se retrouver au ciel; elle ne doit pas être si bien installée, la maman. Et soudain l'enfant se sent toute triste pour sa maman, là-haut dans le froid et l'humidité. Une larme descend tout doucement le long de sa joue pale, pour se mêler bienlôt aux gouttes de pluie coulant de ses cheveux.
- Il ne faut pas pleurer! On va te le retrouver, ton papa! Il a quand même pas pu partir en te laissant toute seule, pas une genlille petite fille comme toi!
- Mon papa il est parti et il m'a laissée toute seule! Veux mon papa!
- El il t'a pas emmenée avec lui? Il t'aura pas oubliée quand même!
Le gendarme se frotte les yeux, se demandant s'il ne rêve pas. Il finit par décrocher le téléphone: il sent qu'il a intérêt à prévenir le chef. Dans le récepteur, la sonnerie retentit. La voix du capitaine de gendarmerie, noyée dans un fond sonore de musique et d'éclats de voix, lui râpe les oreilles:
- Qu'est-ce que c'est?
- Mon Capitaine! C'est Marcel!
Quoi ! Qu'est-ce qu'il a encore à venir l'embêter, ce Marcel, justement le soir où il reçoit chez lui le député-maire et son épouse! Il s'étouffe à moitié en répondant:- Quoi, Marcel? Qu'est-ce qu'il y a encore?
- Mon Capitaine... une petite fille qui vient signaler la disparition de son pére!
- Quoi! Qu'est-ce que c'est que cette histoire à la noix! Mais il a dû partir au boulot, son paternel! Il y a des gens qui travaillent la nuit! Expliquez-lui donc. Apprenez un peu à vous débrouiller, mon pauvre Marcel! Comment s'appelle-t-elle?
-Euh!... je lui ai pas encore posé la question, mon Capitaine ...
-Hein! Vous lui avez pas... mais on se f...de qui ici, b... de m... !
Furieux, il continue sur sa lancée: - Prends sa déposition, banane!
Le gendarme l’interrompt, s'étonnant lui-même de son propre aplomb: - Je suis sur que c'est du sérieux, mon Capitaine! J'ai dans l'idèe qu'il faul faire vite! C'est comme une intuition, mon Capitaine, une prémonition...
- Ah, bon! T'es voyante extralucide maintenant!
Le chef a l'habitude d'être obéi au doigt et à l'oeil par ses subordonnés. L'attitude de Marcel s'explique d'autant moins que celui-là est toujours soumis, voire servile. Donc, ébranlé, le capitaine se dit que l'affaire est peut-être plus grave qu'il n'y paraît: - C'est bon! J'en ai pour dix minutes tout au plus... le temps de sortir la voiture... mais je vous préviens, Marcel, si vous me faites venir pour rien...
Des visions de paysages sibériens de la France vraiinent profonde, vite remplacés par celles de banlieues effrayantes et barbares défilent dans la tète de Marcel. Celui-ci raccroche le combiné et regarde attentivement la petite.
- Comment est-ce quc t'as fait pour trouver la gendarmerie?
L'enfant lève alors vers lui ses yeux rougis et a cette réponse surprenante: - C'est l'ange qui m'aportée sur son dos...
- L'ange! Quel ange! Tu veux dire que tu es venue par les airs, en volant?
Le gendarme commence à soupçonner qu'il va y avoir comme un problème.
- Non! On n'a pas volé! L'ange a couru très vite! L'auge court super vite! L'ange est champion de course!
Un ange champion de course! On aura tout vu! pense Marcel.
- Et ses ailes, ça sert à quoi, ses ailes, à ton ange? Normalement ca vole, un ange!
La fillette réfléchit, essayant de se rappeler si elle a bicn vu des ailes ou non.
- Je sais pas. Me souviens plus...
- Et où il est maìntenant, cet ange? Tu l'avais déjà vu?
- Il s'est mis devant moi... tout à coup il était là!
Bon! Une apparition! V’la aut'chose! Le gendarme est de plus en plus inquiet.
- Commcnt lu t'appelles, petite ?
- Cathy.
- Catherine, d'accord... Et lon nom de famille? Ton papa il s'appelle comment?
-Il s'appelle papa!
- Oui, bien sû ! Mais les autres personnes l'appellent comment?
- Ma mémé, elle l'appelle Robert. Ma mémé est partie au ciel avec ma maman.
L'enfant énonce le fait posément, comme si d'aller habiter au ciel en famille, c'est tout à fait dans l'ordre des choses. Aucune émotion. Un simple constai de fait établi.
- Tu vas à l'école?
- Oui. Ma maitresse s'appelle mademoiselle Dumont.
Des bouffées de souvenirs envahissent l'esprit du gendarme. Une institutriee exceptionnelle que cette mademoiselle Dumont! Avec elle l'école avait été presque un plaisir. Il se souvient que sa spécialité avait été de faciliter l'apprentissage du calcul, grâce à des techniques mnémotechniques uniques. Elle devait être très vieille maintenant. Déjà, quandil était dans sa classe, elle n'était plus toutejeune...
La porte s'ouvre et le chef pénètre dans la pièce. Son mufle de bouledogue et son ventre proéminent detonnent avec une tenue de soirée coûteuse, en pur alpaga.
- Alors, c'est l'enfant en question? Bonsoir, petite, alors ton papa aurait disparu?
- Mon papa est parti dans une auto!
Marcel est dans ses petits souliers. Une voiture! Première nouvelle. Il se sent bête.
- Il est partì en voiture, ton papa? Et qu'est-ce qu'il a comme voiture, ton papa?
- Il a pas de voiture, mon papa.
- Mais tu viens de dire...
-L'ange m'adit de vous dire que le numero de matri., dematrec ... immatriculation de la voiture est 713 AKB 23.
- Quoi? Quel ange?
- L'ange qui m'a prise sur son dos.
Le chef se tourne, le visage rouge pivoine, l'air mauvais, vers son subalterne : -C'est pour des histoires à l’eau bénite que tu m'as bousillé ma soirée!
Le subalterne ne repond pas sur le champ; fébrile, il est sur l'ordinateur...
- Bingo! C'est une voiture volée, mon Capitaine!
Le front plissé par l'incompréhension, le chef se tourne alors vers la fillette: - Ton pére a volé une voiture?
La petite le regarde sans comprendre.
Les deux militaires réalisent soudain que le temps n'est plus aux vaines parlottes. Le second transmet le numero d'immatriculation aux collègurs de la région. Puis, prenant avec eux la petite fille, ils s'engouffrent dans le véhicule du capitaine.
- Regarde bien autour de toi, petite. Où elle était, l'auto, quand tu l'as vue?
Ils sillonnent le bourg et très rapidement, malgre la pluie, Cathy repère l'endroit.
Les deux hommes descendent du véhicule, avisant alors ce qui reste d'une flaque paraissant être du sang, que la pluie est en train d'effacer à toute allure.
Peu après la voiture volée est appréhendée par une patrouille. On découvre, dans le coffre, le père de Cathy encore vivant. Hospitalisé à temps, il est opere de justesse.
Les braqueurs de banque, qui avaient fauché un piéton - en Poccurrence Roberl, le père de Cathy - en ratant un virage et qui l'avaient ensuite mis dans le coffre pour faire disparaître les traces de l'accident, sont sous les verrous.
Quant à l'ange... Ange Bartoli... petit voleur de poules de son état, il n'a jamais porté dans son cœur les representants de l'ordre. En revanche il a gardé un excellent souvenir de cette remarquable institutrice mademoiselle Dumont - qui avait réussi avec le petit cancre qu'il avait été, à lui apprendre à lire et à compter en un temps record. Ainsi il était persuade que Cathy, élève de cet êétre d'exception, saurait parfaitement mémoriser rimmatriculation de la voiture des criminels.
Le soir de ces évènements, qui auraient pu s'avérer tragiques, et alors qu'elle s'apprêtait à se glisser entre les draps du petit lit mis à sa disposition par sa famìlle d'accueil provisoire, Cathy vit une piume qui voletait dans les airs pour venir se poser tout doucement sur l'oreiller. La fillette prit délicatement entre le pouce et l'index l'objet, qui était d'une éclatantc blancheur et d'une incroyable légèreté, le regarda altentivement et se remémora alors la vision extraordinaire, l'éblouissement, qu'avait été le déploiement majestueux des ailes de l'ange, lorsqu'il s'étaìt envolé.
Vrai souvenir ou effet de l'imagination d'une enfant hypersensible? Qui sait?